Vivement Dimanche et son canapé rouge – Michel Drucker
Théâtre : “Le Désir attrapé par la queue”, une farce délirante de Picasso
Quand Picasso raconte une soirée en pleine l’occupation, avec le gotha de l’intelligentsia hexagonale. C’est court, virevoltant et fou.
Sartre toujours, et dans une bien extravagante pochade signée… Pablo Picasso, que met en scène Thierry Harcourt au musée des Invalides. Tout près de la magnifique et passionnante exposition Picasso et la guerre (jus qu’au 28 juillet) qu’on pourra avantageusement visiter avant… Qu’est-ce donc que ce Désir attrapé par la queue, qu’avait lu chez les Leiris, un soir d’hiver 1944, en pleine Occupation, le gotha de l’intelligentsia hexagonale ? Albert Camus y dirigeait alors Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Michel Leiris et sa femme, Raymond Queneau, Dora Maar, et quelques autres…
Dans cette farce délirante et surréaliste où il est question d’alimentation, d’odeurs, de dévoration, de chauffage, de sexe et de cercueils, le héros Gros Pied (un romancier) est éperdument amoureux de la Tarte, tandis que l’Oignon pleure dans son coin… Thierry Harcourt fait jouer le canevas burlesque et baroque, tragique et enfantin par les authentiques lecteurs de 1944. De Sartre à Beauvoir. C’est court, virevoltant et fou. Les artistes et intellectuels savaient alors s’amuser ensemble, dénoncer en riant, alerter en se moquant. L’exercice — même pas toujours clair — est fascinant…
Le Désir attrapé par la queue. Pablo Picasso. 45 mn. Mise en scène Thierry Harcourt. Jusqu’au 28 juillet les samedi et dimanche, musée de l’Armée, Paris 7e.
JOURNAL TÉLÉVISÉ DE FRANCE 3
Le Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso
par
Une mise à feu entre amis
Célèbre et inconnue, la pièce de Pablo Picasso, Le Désir attrapé par la queue, est un serpent de mer théâtral : on en parle plus qu’on ne la voit. Ecrite en 1941, donc au cœur de l’Occupation, mise à l’épreuve de la scène en 1944 lors d’une lecture-spectacle par une bande d’amis du peintre, créée véritablement par Jean-Jacques Lebel en 1967, transposée à la télévision par Jean-Christophe Averty en 1988 (avec Jane Birkin), l’œuvre a peut-être fait depuis l’objet de quelques lectures ici ou là, mais l’on attendait une vraie recréation de cette fantaisie surréalisante bien délaissée. Un théâtre public s’en chargerait-il ? Nullement, c’est un musée national qui vient de sortir de l’oubli ce Désir si échevelé qu’on ne sait par quelle queue l’attraper. Aux Invalides, la direction du musée et les organisateurs de l’exposition Picasso et la guerre ont eu l’idée de le sortir des placards en en confiant la mise en scène à Thierry Harcourt.
Raymond Queneau résuma ainsi une action qu’il est impossible de contenir dans un libellé classique : « Le héros de la pièce s’appelle le Gros Pied, et le Gros Pied écrit un roman de 380 000 pages, une page sérieusement intéressante. Ce Gros Pied est écrivain, poète, il habite un studio artistique, différents personnages (neuf) l’entourent, la plupart se situent à la hauteur des orteils. L’Oignon, par exemple ; et ce Gros Pied est amoureux de la Tarte… » A vrai dire, lorsqu’on lit et écoute le texte, l’on ne distingue guère une telle trame. Picasso, dans la solitude de son atelier, fonctionne à l’écriture automatique. Il fait penser à Breton, à l’Aragon surréaliste, à Philippe Soupault. Les mots s’accolent et renvoient à l’étrangeté d’un monde où les rencontres de notions et d’éléments disparates font naître des précipités obscurs, lourds d’amour, de rires et de vérités colorées de démence. On éprouve le même sentiment quand on entend les poèmes de Picasso, tels que les a enregistrés Bernard Ascal dans un disque récent : c’est énigmatique, mais fait d’énigmes qui nous concernent fort, et ce prétendu automatisme de l’écriture est d’autant plus étonnant qu’il vient d’un Espagnol s’exprimant en français.
Une ressemblance évocatrice
Plutôt que de représenter des scènes au premier abord incohérentes et de chercher une sorte d’esthétique fantastique et bouffonne, faite de grotesque moderne et de nudité païenne, Thierry Harcourt a pris le parti faire voir le Désir comme il fut, peut-être, à sa naissance parisienne, du moins dans l’imagination de cette mise à feu entre amis. C’était en 1944, dans l’appartement de Michel Leiris. Beaucoup de grands intellectuels et écrivains s’étaient réparti les rôles. Ne pouvant placer sur la scène tout ce beau monde, de Lacan à Reverdy, Harcourt n’a retenu que Camus, Sartre, Simone de Beauvoir et Queneau, auxquels il a adjoint Picasso lui-même. Au centre d’un long quadrilatère dont les murs sont couverts de fresques figurant des batailles lointaines, un tréteau collé au sol, et non pas surélevé, accueille les cinq acteurs, porteurs de la totalité des rôles et des répliques. Leur ressemblance avec les modèles est volontairement approximative, disons évocatrice. Beauvoir a son fameux chignon, Queneau de l’embonpoint… Devant nous, c’est l’avant-garde insolente et résistante de 1944 qui profère dans le bonheur ce défi à l’ordre, aux convenances et à la tradition littéraire. Axel Blind, Delphine Depardieu, Stéphane Peyran, Robin Betchen et Laurent Alcaro, tous parfaits, disent ces dialogues – d’une extrême difficulté à mémoriser comme à faire comprendre – comme dans une joute d’esprits forts, leurs corps étant parfois saisis par l’extravagance de rouler sur les planches du tréteau. A travers cette mise en scène pertinente, ce Picasso peint à l’huile littéraire pourra paraître assez rude et sévère de par l’opacité de ses éclairs mais, en même temps, d’une nervosité qui emporte le spectateur dans une fougue mystérieuse. On peut rester sur le bord de la route, dans une incompréhension bien normale, mais l’on a sans doute plus de chance de sentir plongé dans un moment unique et ignorant de toute banalité. Ce dense et court moment, on pourra le savourer comme un curieux jeu d’un siècle passé ou bien comme une admirable pelote à démêler avec les aiguilles de ce que l’on appelle la modernité.
Le Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso, mise en scène de Thierry Harcourt, avec Laurent Alcaro (Albert Camus), Robin Betchen (Pablo Picasso), Axel Blind (Raymond Queneau), Delphine Depardieu (Simone de Beauvoir), Stéphane Peyran (Jean-Paul Sartre).
LE DÉSIR ATTRAPÉ PAR LA QUEUE
Mis en scène par Thierry Harcourt
Avec Delphine Depardieu, Laurent Arcaro, Axel Blind, Stéphane Peyran et Robin Betchen
- Musée de l’Armée
- 129, rue de Grenelle
- 75007 Paris
- La Tour Maubourg (l.8)
Jouée par la première fois en 1944, lors d’une représentation privée avec les proches amis de l’artiste et dans une mise en scène d’Albert Camus, la pièce évoque la faim, le froid et l’amour qui font alors écho aux privations ressenties sous l’Occupation.
Dans le cadre monumental de la salle Turenne et en complément de votre visite de l’exposition, venez assister à une reprise inédite de cette pièce surréaliste, méconnue du grand public, dans une mise en scène du comédien-auteur Thierry Harcourt.
Le désir attrapé par la queue a été écrit par Pablo Picasso en janvier 1941, en pleine Seconde guerre mondiale, alors que les préoccupations des Français étaient focalisées sur la faim, le froid, l’amour, l’éloignement des amis et … bien entendu aussi l’occupation allemande.
Le Musée des Armées a programmé quelques représentations les samedi et dimanche (voir horaires à la fin de l’article) en écho à l’exposition Picasso et la guerre. J’ai assisté à une avant-première dans des conditions particulières puisque juste après, alors que nous étions en pleine découverte de l’exposition j’ai été prévenue de l’incendie de Notre-Dame.
Nous étions quasiment devant la reproduction du tableau de Guernica qui fait référence à l’horreur de la destruction de la ville. J’avoue avoir eu du mal à me concentrer ensuite sur cette exposition que je reviendrai voir parce qu’elle a de quoi passionner les visiteurs. Je vais néanmoins m’efforcer de retracer l’essentiel de la proposition artistique de l’Hôtel national des Invalides.
Le désir attrapé par la queue
On connait Picasso peintre, également sculpteur. On le devine poète mais on sait moins qu’il a écrit deux pièces de théâtre, certes fort peu jouées. C’est donc une excellente idée de présenter Le désir attrapé par la queue, d’abord parce qu’elle est très peu connue, ensuite parce qu’elle s’inscrit dans le thème de l’exposition et enfin parce qu’elle est savoureuse pour peu qu’on apprécie le surréalisme, le second degré, la dérision.
L’acoustique de la très belle Salle Turenne (où j’étais déjà venue pour un défilé de haute-couture), est difficile pour un orateur, mais les comédiens sont tout à fait intelligibles sur la scène improvisée au centre de la pièce, par leur talent et sans doute aussi la mise en scène fougueuse et astucieuse de Thierry Harcourt qui les fait occuper tout l’espace disponible en l’ouvrant sur trois cotés. La partie chantée est elle aussi très réussie.
Il est parti de la photo de la lecture faite par Brassaï et dans une mise en scène d’Albert Camus, qui a eu lieu dans l’atelier des Grands-Augustins de Picasso le 16 Juin 1944 en l’honneur de Max Jacob mort au camp le 5 mars 1944 (photo © RMN-Grand Palais / Brassaï).
On se surprend à oublier Delphine Depardieu pour ne voir que Simone de Beauvoir. Stephan Peyran est un Jean-Paul Sartre tout à fait crédible, à l’instar de Laurent Arcaro en Albert Camus. On connait moins le physique de Raymond Queneau mais Axel Blind ne démérite en rien. Quant à Robin Betchen, le doute est impossible. Il est Pablo Picasso.
Son rôle est central et Thierry Harcourt l’a doté de quelques répliques de présentation des personnages et de l’action afin de placer le spectateur dans les meilleures prédispositions pour trouver du sens à ce théâtre dit de l’absurde.
Les costumes ont été habilement conçus pour évoquer l’époque et les personnages.
Le texte est difficile car il a été écrit sans ponctuation, selon le principe de l’écriture automatique. Une double-page est révélée dans l’exposition temporaire. Il a probablement été long à apprendre mais les comédiens l’ont restitué sans faillir. Ce qui pourrait sembler n’avoir ni queue ni tête est devenu un moment poétique et … savoureux où les aliments deviennent des personnages, comme Mironton ou Bourguignon, la Tarte, ou l’Oignon … qui réciproquement vont s’aimer ou se dévorer.
On peut y voir une farce. C’est bien davantage. En acceptant d’entrer dans la pensée décalée de Picasso on se surprend à effectuer -a posteriori- semblable acte de résistance et les derniers mots prennent tout leur sens : Lançons de toutes nos forces des vols de colombe contre les balles !
A chacun ses démons. Ceux de l’époque étaient allemands.
« Le Désir attrapé par la queue » de Pablo Picasso, mis en scène par Thierry Harcourt dans le cadre de l’exposition « Picasso et la guerre » dans la très belle salle Turenne de l’Hôtel National des Invalides, est une histoire surréaliste, sur fond de l’occupation allemande pendant la deuxième guerre mondiale, écrite en janvier 1941.
Cette photo est le point de départ du travail effectué par Thierry Harcourt pour sa mise en scène de cette pièce qui raconte une histoire comme il aime les mettre en scène. Une histoire sur fond de guerre, d’occupation de l’ennemi.
Une photo qui rassemble les « amis intellectuels » et les artistes qui entouraient le peintre, et qui ont participé à la lecture de la pièce en juin 1944.
Mais cette histoire a une écriture particulière, déstabilisante, qui nous met dans un état d’éveil permanent : celle de l’écriture automatique.
Pablo Picasso qui était aussi prolixe en écriture (une autre pièce « Les quatre petites filles » fait le pendant à celle-là) qu’en peintures, bien que ses peintures aient pris le dessus sur ses écritures, a concocté une pièce en six actes ayant pour thèmes, la faim, le froid et l’amour. Ces thèmes faisant écho aux privations que les français pouvaient ressentir pendant la guerre ; une pièce de théâtre comme un acte de résistance.
Un texte qui fait tout de suite penser à l’écriture de Raymond Queneau. Mais celle de Picasso était précise et chaque mot avait sa valeur, sa pensée précise et ses répétitions dans le texte voulues et contrôlées ; tout comme les didascalies dont Thierry Harcourt s’est servi pour les mettre en scène.
D’ailleurs afin de mieux appréhender, de mieux recevoir cette pièce, Thierry Harcourt a par la voix de Pablo Picasso ajouté quelques répliques de présentation des personnages et de l’action que nous allons suivre.
Le texte est un mélange de surréalisme et de poésie, à l’avant-goût du théâtre de l’absurde, qui met en scène « Gros pied » qui est amoureux de « La Tarte » sans compter « Oignon » qui a les mêmes vues que lui sur « La Tarte ». Mais « La Tarte » aime « Angoisse grasse » et « Angoisse maigre »… alors…
D’autres personnages aux noms farfelus sont aussi de la partie comme le Bout Rond, les Rideaux, la Cousine ou encore le Silence…
Des scènes remplies d’humour et de dérision à la vision d’une farce ubuesque qui permettent de lutter contre les sévices subis et imposés par l’occupation allemande : sa façon d’exorciser les démons allemands.
Un texte sans queue ni tête, sans ponctuation, très difficile à apprendre, mais que les comédiens ont restitué, joué à la perfection.
Le travail en amont fait autour de la table avec Thierry Harcourt y est pour beaucoup et le résultat est saisissant.
Le rythme très soutenu du jeu, sur une scène ouverte aux quatre côtés, donne encore plus de fantaisie et une vision subtile du texte ; dans la partie chantée, une chaleur se dégage tout particulièrement avec la voix puissante de Laurent Arcaro.
Pour jouer cette farce, il fallait des comédiens de talent et Thierry Harcourt s’est entouré d’une troupe remarquable avec Delphine Depardieu dans le rôle de Simone de Beauvoir, Axel Blind dans le rôle de Raymond Queneau, Laurent Arcaro dans le rôle d’Albert Camus, Stéphane Peyran dans le rôle de Jean-Paul Sartre et Robin Betchen dans le rôle de Pablo Picasso.
Leurs costumes donnaient une touche, une atmosphère, bien réaliste de cette époque funeste.